Au cours de cette intervention prononcée aux rencontres Lire La Horde d’or [1], Gigi Roggero démontre combien il est important pour le cours des luttes de disposer d’une analyse des comportements subjectifs situés, et de là, rappelle à quel point la construction de co-recherches est urgente aujourd’hui. Il dévoile en effet tout l’intérêt de cette démarche pour comprendre la composition de classe actuelle, après être revenu sur les circonstances au sein desquelles cette pratique s’est développée et avoir précisé en quoi elle se distingue de l’enquête politique. Cette approche conduit Gigi Roggero à souligner la nécessité d’une exploration matérialiste de problématiques sociales telles que les discriminations générationnelles et raciales, l’effritement des classes moyennes, et la prolétarisation du travail intellectuel [2].
A l’heure où, au sein des milieux dits autonomes, on se demande comment relancer une dynamique politique d’ampleur après la mobilisation contre la Loi Travail, cette intervention invite à sortir des sentiers battus et à interroger ce que nous faisons et ce qui ne fonctionne pas, à découvrir ce que nous ne connaissons pas, à voir ce que nous ne voyons pas. Comme le dit Gigi Roggero : « construire la co-recherche signifie risquer un pari politique, abandonner les ports abrités d’un déjà connu désormais vide, pour aller là où nous ne sommes jamais allé.e.s, parce que c’est là que les contradictions peuvent éclater. Cela signifie organiser le possible pour se tenir prêt.e.s face à l’imprévu. »
Laurent Kronental. Les Orgues de Flandre, 19e arrondissement Paris, 2014.
Je veux tout d’abord remercier les organisateur.trice.s de cette initiative, pour m’avoir donné la possibilité d’être là, à discuter, écouter et apprendre de ce qui est en train de se passer en France, et, également, pour le travail extraordinaire qu’ielles ont accompli avec La Horde d’or : il s’agit de bien plus qu’une simple traduction ; il s’agit de créer les conditions d’une appropriation et d’un usage politique de ce livre. Si aujourd’hui en Italie on voulait actualiser L’orda d’oro, un.e éditeur.trice militant.e devrait traduire l’appareil de notes et d’explications de la version française.
Je distinguerai au sein de cette intervention sur la co-recherche [conricerca] trois parties : 1. une analyse du contexte politique et social dans lequel cette pratique militante est née et s’est développée en Italie ; 2. quelques précisions quant à ce qu’est la co-recherche et sa spécificité par rapport à l’enquête ouvrière ; 3. un propos qui vise à montrer pourquoi elle ne s’épuise pas avec les années 1960 et avec la centralité de l’usine tayloriste.
1. Le contexte dans lequel se développent les expériences de co-recherche de type opéraïste entre la fin des années 1950 et les années 1960 est marqué par l’entrée, tardive par rapport à d’autres pays de l’Occident capitaliste, de l’Italie dans le taylorisme-fordisme. Etant donné la confusion dont ces deux termes font l’objet à l’époque des « post- » - cette période où toutes les vaches deviennent noires - il est nécessaire de préciser brièvement que l’on entend par taylorisme un modèle d’organisation du travail industriel dans l’usine, et par fordisme, un modèle d’organisation de la société industrielle autour de l’usine. Le retard en question est transformé par les opéraïstes en force, l’étude et l’analyse des cycles de lutte ouvrière d’autres pays (de l’Allemagne aux Etats-Unis) offrant l’opportunité d’une anticipation. A ce titre, l’usage de la littérature politique révolutionnaire et ouvrière produite dans ces derniers contextes s’avérera décisive pour les pratiques de co-recherche (que l’on pense au livre d’histoire de la vie ouvrière de James Boggs, au carnet de Paul Romano ou à celui de Daniel Mothé chez Renault). La littérature sociologique - la sociologie du travail française et la sociologie industrielle américaine notamment - sera aussi utilisée, ou mieux, contre-utilisée, elle qui montrait comment le taylorisme ne fonctionnait pas en appliquant à la lettre les règles rigides et formelles de l’ingénieur Taylor, mais avant tout en s’appuyant sur un détournement capitaliste de l’informalité ouvrière - les comportements ouvriers de résistance et de soustraction élaborés en vue de s’épargner de la fatigue et du travail. En effet, depuis toujours et encore maintenant, le fait est que le patronat essaie d’utiliser et de capturer la force-invention ouvrière pour la transformer en force-innovation. (Quand nous parlons d’innovation, nous parlons d’un processus qui repose toujours entre les mains du capital, qui constitue sa réponse aux luttes par leur utilisation à son profit ; c’est pour cela que nous avons à plusieurs reprises affirmé que le contraire de l’innovation n’est pas la conservation, mais la révolution).
Dans ce contexte donc, un groupe de militant.e.s qui fait partie des expériences des revues Quaderni rossi et classe operaia se rend devant les usines de Turin pour discuter avec les ouvriers : il s’agit notamment de Romano Alquati (qui a grandi à Crémone et vécu quelques années à Milan), Pierluigi Gasparotto (qui vient de Milan), Emilio Soave et Romolo Gobbi, tous deux piémontais. Il existe un lien notoire entre Alquati et Danilo Montaldi, tous deux originaires de Crémone : c’est par l’entremise de Montaldi qu’Alquati entra en contact avec des camarades étrangers et des expériences internationales - dont Socialisme ou barbarie - qui ont constitué des points de référence importants dans l’histoire de l’opéraïsme politique italien. Il faut cependant souligner une différence de taille dans les parcours et les choix de ces deux figures majeures. Alquati enquête dans et contre le cœur-même du processus de taylorisation, dans la ville-usine de Turin : lorsqu’il s’occupe des campagnes, c’est d’abord pour identifier les processus d’industrialisation et de lutte qui touchent la plaine du Pô. Montaldi, en revanche, enquête dans les lieux et chez les sujets marginalisés par le développement de la modernité, en rapportant les histoires de la « leggera [3] » [la « marge »] comme autant d’exemples de résistance.
Contrairement à ce que l’on peut penser ex post, entre la fin des années 1950 et le début des 1960, le choix de porter la politique aux portails des usines n’était en aucun cas évident. D’une part, il était alors impensable que des militant.e.s qui n’appartenaient pas aux institutions du Mouvement Ouvrier puissent s’y rendre avec des journaux et des tracts : tant et si bien que des affrontements avec le PCI et le syndicat étaient choses courantes. D’autre part, et de façon bien plus fondamentale, parce que les usines avaient été abandonnées, politiquement parlant. Après la défaite de la FIOM (la fédération des métallos de la CGIL, le syndicat lié au PCI) aux élections de la commission interne à la Fiat en 1955, la classe ouvrière était considérée comme une cause perdue, désormais intégrée aux mécanismes du capitalisme occidental. C’était là un raisonnement typiquement francfortois [mettant en oeuvre une idée d’intégration héritée de l’Ecole de Francfort], implicitement exploité par le PCI dans le cadre de sa stratégie d’abandon de toute perspective révolutionnaire et de séduction des classes moyennes, qui le mena plus tard au compromis historique. Le modèle de la gauche (et quand nous parlons de gauche nous parlons de l’ennemi, de ce que nous n’avons jamais été, de ce avec quoi l’opéraïsme rompt, quelles que soient par ailleurs certaines trajectoires biographiques) était alors - et reste aujourd’hui encore - l’Olivetti d’Ivrea, son patron « éclairé », son projet de conciliation communautaire des intérêts entre ouvrier.ère.s et capital sous le signe du progrès. Aller à la Fiat et à l’Olivetti, où se dérouleront les principales expériences de co-recherche, parler avec les ouvrier.ère.s et s’organiser avec elleux, constituait donc un pari inactuel, au sens nietzschéen du terme : une action contre le temps, sur le temps, et pour un temps à venir.
Qu’ont donc trouvé en premier lieu les militant.e.s opéraïstes dans les usines ? Des militant.e.s du syndicat et des militant.e.s du parti (du parti communiste plutôt que du parti socialiste), dont la résignation venait compléter le cercle vicieux initié par les positions de la direction. Le PCI avait choisi de miser sur les classes moyennes et sur la voie italienne vers le socialisme (une voie sans lutte des classes révolutionnaire), et les militant.e.s d’usine s’étaient mis.es à ce diapason. En second lieu, les opéraïstes mirent en évidence la contradiction entre la socialisation croissante du processus de production et la fonction exclusivement politique de la hiérarchie capitaliste (voir en particulier l’article d’Alquati sur la composition organique du capital et la force de travail à l’Olivetti paru dans le deuxième numéro des Quaderni rossi, et republié dans son fondamental recueil d’essais des années 1960, Sulla Fiat e altri scritti [4]). Afin d’éviter quelques équivoques, il faut préciser qu’une telle dynamique ne doit pas être comprise dans les termes d’une autonomie immédiate de la coopération sociale qui ne serait que parasitée par le capital ; il s’agit au contraire d’établir qu’une contradiction est ouverte au cœur-même des nouvelles formes d’organisation industrielle et, tendanciellement, hyper-industrielle. En dernier lieu, et c’est là l’essentiel, les militant.e.s opéraïstes ont découvert de multiples formes de résistance, d’insubordination et de refus qui s’exprimaient souterrainement et circulaient informellement, sans encore assumer de dimension collective. Elles n’en étaient pas moins porteuses d’une politicité intrinsèque, autant susceptible de s’épuiser dans la soustraction individuelle au travail que d’assumer une rupture explicite en s’engageant dans la lutte. Invisible aux yeux des institutions représentatives du Mouvement Ouvrier, la vielle taupe avait continué à creuser et allait faire irruption sur le devant de la scène. La disponibilité au conflit des « nouvelles forces » ouvrières : c’est de cela que les militant.e.s opéraïstes se sont saisi.e.s avec une avance considérable, bien avant la révolte de Piazza Statuto.
Quand le 7 juillet 1962, sur la Piazza Statuto à Turin, des centaines d’ouvrier.ère.s ont pris d’assaut le siège de la UIL (le syndicat confédéral qui venait de signer un accord bidon avec la Fiat) et ont affronté la police pendant trois jours, le PCI et le syndicat ont rédigé un appel dans lequel ielles soutenaient que la révolte avait été provoquée par des infiltré.e.s payé.e.s par le patronat. Or ce qui doit être souligné ici, ce n’est pas tant la paranoïa inquisitrice du PCI - depuis toujours, et pour toujours, marque de fabrique de la gauche : chaque fois que les sujets de la classe prennent en main leur destin et agissent de façon autonome en refusant le rôle de victime et en perturbant le statu quo, il s’agit pour la gauche de provocateur.trices qui doivent être dénoncé.e.s et éventuellement foutu.e.s en prison. Ce qui est intéressant, ce sont surtout les motivations qui ont justifié la dénonciation des provocateurs : ceulles qui ont affronté les forces de l’ordre, affirmaient les institutions du Mouvement Ouvrier, n’étaient pas des ouvrier.ère.s car ielles ne se comportaient pas comme des ouvrier.ère.s, ielles ne s’habillaient pas comme des ouvrier.ère.s, ielles étaient trop jeunes et ils avaient des cheveux trop longs. On retrouve ici, sous le visage habituel de la pensée paranoïaque, une vérité dramatique : ces institutions n’avaient rien compris aux transformations de la composition de classe et de la subjectivité, et elles continueront à n’y rien comprendre durant la décennie suivante, quand sous l’élan de la radicalité des luttes et des comportements massifiés de refus, la composition et la subjectivité se sont de nouveau transformées.
Composition de classe et subjectivité sont deux concepts-clés, que nous résumerons ici de manière extrêmement concise. La composition de classe se détermine historiquement dans le rapport entre composition technique et composition politique, c’est-à-dire entre 1. l’articulation capitaliste de la force de travail dans son rapport avec les machines et 2. la formation de la classe comme sujet indépendant. Pour autant, parler de composition technique et de composition politique ne signifie pas opérer avec des photographies d’éléments statiques qui seraient la force de travail totalement subordonnée au capital, d’un côté, et la classe totalement autonome, de l’autre : il s’agit de deux processus traversés par le conflit, par l’affrontement et par la possibilité de la rupture et du renversement. Entre ces deux processus toutefois, il n’y a pas de dialectique conciliatoire, de la même façon qu’il n’y a pas de synthèse ni de spécularité. Le sujet central et le plus avancé pour l’accumulation capitaliste n’est pas nécessairement le sujet central ou le plus avancé pour les luttes, comme le pensait la tradition socialo-communiste, et comme il est devenu fréquent de le penser dans les élaborations du soi-disant « post-fordisme ». Il ne s’agit en rien ici d’une homologie avec le rapport marxiste entre classe en soi et classe pour soi, médié par une très idéaliste conscience de classe à dévoiler. Recomposition de classe en effet ne signifie jamais synthèse, mais rupture. Par conséquent, la subjectivité n’est pas quelque chose d’objectivement donnée par le rapport du capital, comme on le postule dans la tradition marxiste, de même qu’elle n’est pas indépendante de la matérialité des rapports de production et des rapports de force, comme l’avancent les différentes déclinaisons de la pensée faible postmoderne. La subjectivité est toujours l’enjeu de l’angatonisme, potentiel ou en acte, entre des processus de subjectivation capitalistes et des processus de contre-subjectivation autonomes. Cette dernière expression ne doit pas être entendue comme la seule subjectivation contre le capital qui se trouve face à nous, mais également comme subjectivation contre l’ennemi qui s’incarne en nous-mêmes. Les opéraïstes n’aimaient pas les ouvrier.ère.s : ielles pariaient sur les ouvrier.ère.s qui se détestaient elleux-mêmes, qui luttaient pour éliminer leur propre condition d’exploitation. Les classes n’existent donc pas objectivement : du point de vue du capital, elles se manifestent certes comme les éléments d’une taxinomie des stratifications sociales ; mais au sens fort, politique, la classe est en réalité l’expression du conflit. Pour le dire avec Tronti : il n’y a pas de classe sans lutte des classes.
Ce qui a été défini comme ouvrier-masse, à savoir l’ouvrier.ère de l’usine taylorisée, n’était donc pas un sujet quantitativement majoritaire à l’intérieur de l’articulation capitaliste de la force de travail. La centralité qu’il a assumé dans les luttes des années 1960 en Italie était déterminée par la combinaison (pas objectivement donnée, mais subjectivement construite) entre, d’un côté, une position névralgique dans les processus d’accumulation du capital et, de l’autre, des comportements de refus et de conflit qui, au moment où les opéraïstes ont fait débuter leur pratiques d’enquête et de co-recherche, étaient non seulement souterrains mais presque impensables. Pour les militant.e.s syndicaux.ales et de parti, l’ouvrier-masse était en effet un opportuniste : souvent, ielle votait pour les syndicats jaunes ; ielle était passif.ve, parce qu’ielle ne participait pas aux grèves ; ielle était tout simplement aliéné.e, indifférent.e à l’orgueil que le travail est censé conférer. Les jeunes militant.e.s opéraïstes, en discutant avec les « forces nouvelles », ont creusé les ambivalences et les ambiguïtés de ces comportements : ielles ont compris que si elles votaient effectivement pour les syndicats jaunes, c’est parce qu’elles ne se sentaient plus représentées par personne ; qu’elles ne participaient pas aux grèves, parce qu’elles les estimaient inutiles ; que leur passivité recelait une forme de lutte en puissance bien plus efficace, parce que leur extranéité au travail s’était très rapidement transformée en refus et en insubordination. Très souvent jeune et immigré.e du Sud de l’Italie vers les métropoles industrielles du Nord, l’ouvrier-masse ne correspondait pas à l’image de la victime aux valises en carton, transmise par la littérature et la cinématographie de gauche, pleins de misérabilisme et de compassion ; ielle était au contraire une force potentielle, un vecteur de comportements et de cultures du conflit inédits, en cela irrémédiablement extérieurs à la tradition des institutions du Mouvement Ouvrier, désormais co-gestionnaires des processus d’exploitation au sein de l’usine.
À partir de ces considérations, on peut comprendre que la co-recherche ne s’assimile aucunement au simple récit de ce qui est, mais à un pari politique sur ce qui peut être, ou, plus précisément, à l’« anticipation de la tendance ». Quand nous parlons d’anticiper la tendance, nous ne nous mettons pas, bien sûr, dans la position de produire quelque prévision du futur : ce n’est pas non plus une sorte d’astrologie historiciste, ni cette lecture téléologique avec laquelle, malheureusement, la démarche a trop souvent été identifiée dans certaines théories du « post- ». L’anticipation de la tendance est bien plutôt identification d’un champ de potentialités ouvert à des développements différents ou opposés. Il s’ensuit que ce que nous appelons co-recherche réside dans l’identification des lignes de force déjà existantes dans le présent, y compris sous des formes fragmentées ou dispersées, et dans l’action sur celles-ci.
Quand une quarantaine d’années après Piazza Statuto l’on a demandé à Alquati si elleux, les opéraïstes, s’attendaient à une telle émergence, il répondit : « nous ne l’attendions pas, mais nous l’avons organisée ». La voilà, la vérité de la co-recherche, qui est finalement celle du militantisme révolutionnaire lui-même.
2. Ce que la co-recherche est, et ce que la co-recherche n’est pas, doit s’être partiellement éclairci à l’aune de ce qui précède. Précisons aussi qu’Alquati détestait être dépeint comme l’« inventeur » de la co-recherche car, disait-il, les militant.e.s ont depuis toujours fait de la co-recherche ; ou plus précisément : qui ne fait pas de la co-recherche n’est pas un.e militant.e. Nous trouvons ici une réponse importante à la question : qui est impliqué.e par la co-recherche ? Les militant.e.s, justement. Il ne s’agit pas d’une affaire de méthodologie sociologique ou de spécialisation disciplinaire, bien que les outils des sciences sociales peuvent, et même doivent être contre-utilisés. La co-recherche est un processus absolument politique : c’est un style de militantisme. Alquati, encore, se référant aux expériences des années 1950 et 1960, parlait à peu près ainsi : la co-recherche consistait à aller aux portes des usines à 6h, à 14h et à 22h [les horaires du changement d’équipe], à discuter avec les ouvrier.ère.s et à s’organiser avec elleux ; puis, à y retourner le lendemain, et encore le lendemain, et ainsi de suite.
Malgré le caractère suggestif du terme, la co-recherche ne doit donc pas être confondue avec d’autres expériences relevant d’un très générique « aller vers le peuple ». La co-recherche n’a jamais présupposé aucune égalité entre qui allait aux portes des usines et qui y allait pour travailler : elle visait plutôt à expérimenter, à construire la possibilité de s’organiser ensemble. Le double sens du préfixe co- [avec] doit être pris en compte : il s’agit à la fois d’une recherche conduite par les militant.e.s avec les ouvrier.ère.s, et d’une recherche combinée à des outils disciplinaires, c’est-à-dire à même de les contre-utiliser, non seulement pour leur imposer un but radicalement différent de celui qu’ils admettent d’ordinaire, mais aussi pour construire grâce à eux un nouveau processus de production et d’organisation du savoir et de la lutte.
A ce stade, il nous faut distinguer la co-recherche de l’enquête ouvrière, à laquelle sont lié.e.s Raniero Panzieri et le groupe des jeunes sociologues militant.e.s des Quaderni rossi. Si nous voulions trancher net, nous pourrions dire la chose suivante : l’enquête ouvrière utilise les techniques de production de la connaissance et les outils de la sociologie en changeant leurs buts, c’est-à-dire en les dirigeant vers un objectif politique ; la co-recherche est un processus politique autonome de production de contre-connaissance, de contre-subjectivité et de contre-organisation, dans lequel la contre-utilisation des outils capitalistes engage leur transformation. Alors que, d’un côté, l’on reste ancré au sein d’une séparation entre la pensée et l’action, c’est-à-dire entre la production scientifique et l’organisation politique qui en fait usage ; de l’autre, il est question d’une remise en question radicale de cette séparation, qui permet d’accéder au plan de l’organisation collective du sujet autonome.
Dans cette logique, le rapport à la temporalité est tout aussi déterminant. Panzieri parlait de la nécessité d’une « enquête à chaud », qui interviendrait lors de la phase ascendante d’une lutte. Cette modalité est certes utile, mais elle ne suffit pas. Il faut toujours comprendre ce qu’il y a avant et ce qu’il y a après les luttes, saisir leur possibilité et orienter leur sédimentation. Quand les mouvements et les conflits explosent, il est trop tard pour les militant.e.s qui n’ont pas su anticiper cette tendance de l’intérieur - nous nous répétons : non pas en la prévoyant, mais en l’organisant. Au tout début des années 1960, Alquati parlait d’une organisation invisible qui, de manière souterraine, se construisait parmi les ouvriers de la Fiat : invisible pour le patronat, invisible pour les institutions du Mouvement Ouvrier. C’est précisément dans cette invisibilité que résidait sa force : sa capacité de faire irruption et de frapper quand et où elle n’était pas attendue. Le temps décisif de la co-recherche se situe dans cette invisibilité, dans le cours-même du développement d’une spontanéité organisée. Comme cela a été soutenu par Salvatore Cominu, l’enquête alquatienne est une enquête « à tiède », c’est-à-dire dans l’espace ouvert des possibilités, entre ce qui n’existe pas encore et ce qui a désormais déjà existé. Le hic et nunc de l’événement est ici repensé à l’intérieur d’un processus fait de continuités et de sauts, de sédimentations et de ruptures, d’un présent qui est à la fois anticipation d’une tendance et construction d’une perspective : un présent qui rompt avec son propre temps, une tendance qui rompt avec la téléologie, une perspective qui rompt avec le futur.
3. Il est évident que l’on ne peut plus aujourd’hui pratiquer la co-recherche de la même façon qu’elle a été mise en oeuvre durant les années 1950 et 1960, à l’intérieur des coordonnées dessinées par l’usine tayloriste et la société fordiste. Mais le fait est que la co-recherche, en tant que méthode d’organisation autonome, style de militantisme, ne s’épuise pas avec ces coordonnées. Cela a été démontré par Alquati dès les années 1970, lors de son parcours d’enquête à la faculté de Sciences Politiques de Turin, réuni dans le volume Università di ceto medio e proletariato intellettuale [Université de classe moyenne et prolétariat intellectuel]. Ce cadre fut le lieu de l’identification de deux processus majeurs : l’émergence d’un ouvrier-social qui utilise l’université, le savoir et la formation pour renforcer sa propre autonomie ; l’apparition de classes moyennes, en crise de médiation, devenues perméables à la lutte des classes. Ces processus étaient alors déterminés par l’élan du conflit ; aujourd’hui, dans une situation inverse, un des enjeux centraux de l’enquête militante serait plutôt de comprendre la composition du prolétariat intellectuel et des classes moyennes les plus récemment entrées en crise de médiation [5]. C’est depuis cette perspective que nous devons penser la question générationnelle, en termes matérialistes, c’est-à-dire en termes de composition de classe, de comportements, de subjectivités, de possibilités de conflit.
A partir des années 1990, plusieurs expériences et tentatives d’enquête et de co-recherche en puissance ont vu le jour, avec des résultats qui furent loin d’être toujours positifs. Je me cantonne ici à signaler quelques limites, aussi décisives que récurrentes. La première est d’imaginer la recherche militante comme la simple confirmation et divulgation d’hypothèses déjà connues, c’est-à-dire comme une posture qui fournit des réponses certes nombreuses, mais souvent erronées, et surtout très peu de questions. Mais si nous continuons à ne pas interroger ce que nous faisons et ce qui ne fonctionne pas, si nous ne voulons pas découvrir ce que nous ne connaissons pas, voir ce que nous ne voyons pas, alors il est inutile de faire de la recherche. La seconde a été de transformer l’enquête en auto-enquête, partant du principe qu’à partir du moment où nous sommes tou.te.s précaires, nous ne serions plus extérieur.e.s à l’hypothétique sujet sur lequel enquêter - le précariat fourre-tout -, et il suffirait d’énoncer ensemble ce que nous pensons, nous les militant.e.s, pour savoir ce que pense le précariat. Au bout du compte, il s’est agi d’une manière de liquider le problème de la composition de classe, de la subjectivité et du militantisme même.
De nos jours, l’urgence de la co-recherche provient tout d’abord de l’insuffisance de ce « nous » militant. Mais malheureusement, nous voyons autour de nous de nombreux.ses militant.e.s qui acceptent et se satisfont de l’existant, qui sont pris dans la gestion de leur marginalité politique, voire dans l’autoglorification de leur identité micro-communautaire. En général, qui est satisfait de gérer l’existant a cessé d’être en contact avec la réalité. Construire la co-recherche signifie au contraire donner forme au feu de notre haine. Construire la co-recherche signifie redécouvrir, repenser et donc réinventer celle ligne compositionniste de l’opéraïsme qui est opposée à la téléologie du « post- » et à la nostalgie du « pré- », à l’accélération du futur comme au regret du passé. Construire la co-recherche signifie élaborer une prophétie parfaitement matérialiste, en creusant l’ambivalence pour trouver le chemin de la puissance, voir ce qui existe déjà et que les autres ne voient pas, relever le défi de le soustraire à la domination et de le rassembler contre le capital. Construire la co-recherche signifie risquer un pari politique, abandonner les ports abrités d’un déjà connu désormais vide, pour aller là où nous ne sommes jamais allé.e.s, parce que c’est là que les contradictions peuvent éclater. Cela signifie organiser le possible pour se tenir prêt.e.s face à l’imprévu. En fait, qu’avons-nous à perdre si ce n’est les chaines de notre appauvrissement subjectif ?
Il y en aura qui s’exclameront au sujet de l’inactualité du pari d’antan : « certes, mais il y a cinquante ans tout était beaucoup plus simple, aujourd’hui la situation est tellement plus complexe ! » Nous ne doutons pas que la complexité soit devenue l’alibi des militant.e.s indolent.e.s, l’autojustification de qui a renoncé à lutter, le mantra des académicien.ne.s qui méprisent qui agit à l’intérieur des ambiguïtés des comportements de classe, parce que, au fond, ielles méprisent une classe qui ne se comporte pas comme ielles le souhaiteraient. Ces gens-là ne comprennent pas, et ielles ne comprendront jamais, que s’il faut accéder à la complexité, c’est en vue d’agir politiquement, c’est à dire de simplifier. Qui sait ? Dans un demi-siècle quelque indolent.e ou historien.ne des luttes du prochain cycle à venir s’exclamera : « certes, mais il y a cinquante ans tout était beaucoup plus simple, aujourd’hui la situation est tellement plus complexe ! »
[1] Les 10 et 11 juin 2017 à la Parole errante, à Montreuil. Le texte de La Horde d’or est disponible en ligne. D'autres rencontres autour du livre auront lieu dans le cours de l'année à La Parole errante.
[2] Voir par exemple : Coordination des intermittents et précaires, « Déprolétarisation et nouvelle prolétarisation - Enquête collective », 2011.
[3] Danilo Montaldi, Autobiografie della leggera. Emarginati, balordi e ribelli raccontano le loro storie di confine, 1961.
[4] Des textes d’Alquati ont été traduits en anglais par la revue Viewpoint : Organic composition of capital and labor-power at Olivetti (1961) ; Struggle at Fiat (1964).
[5] Si l’on peut rencontrer une situation analogue en France, il faut préciser que le degré de précarisation et d’effritement des classes moyennes est bien plus élevé en Italie.
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