La politique d’aménagement de l’espace qui est menée à une échelle globale en tant qu’appropriation des derniers communs territoriaux donne lieu à une multiplication de contestations et de résistances, parmi lesquelles la forme-ZAD se distingue tout particulièrement en France. Cet entretien avec Gian Luca Pittavino, un camarade du Centre Social turinois Askatasuna, engagé au sein du mouvement No Tav dans la Vallée de Suse, est l’occasion de penser ce phénomène dans une perspective transnationale.
Entièrement auto-organisé par-delà les institutions partidaires et syndicales de la gauche traditionnelle, le mouvement No Tav présente les traits typiques des mouvements qui ont émergé depuis le début du XXIème siècle : un positionnement post-idéologique, une attitude pragmatique et une redéfinition explicite du conflit par le clivage haut/bas. Il n’en est pas moins très hétérogène : mais sa composition sociale et politique plurielle et la diversité de ses formes d'organisation n’entrent en aucun cas en contradiction avec sa capacité à tenir ensemble et à recomposer les différentes tactiques au sein d’une stratégie commune.
Venaus, 8 décembre 2005. Source : Osservatorio Repressione.
- La résistance dans la Vallée de Suse dure depuis plusieurs décennies et constitue aujourd’hui un mouvement de masse qui a fini par transformer la communauté elle-même. Quelle est, en gros, la composition sociale du mouvement ?
La Vallée de Suse est un territoire assez unique au sein du Piémont alpin. Il s'agit de la principale voie de communication avec la France depuis l'Empire romain. Cela implique une appropriation et un aménagement importants du territoire, qui se sont intensifiés au cours du temps. Aujourd'hui, on compte deux routes nationales, différentes routes de province, un chemin de fer (où une ligne TGV, active depuis 1995, relie Milan et Turin à Paris via Chambéry ou Lyon trois fois par jour dans les deux sens [1]) et une autoroute bâtie dans les années 1980. L’histoire de la construction de celle-ci a été un précédent important dans l'expérience des habitants qui subissent cette emprise externe sur leur territoire, considéré uniquement du point de vue de son exploitation, comme un couloir à traverser, sans que les conséquences pour eux qui habitent la Vallée soient prises en compte. L'opposition à ces grands travaux fut à l'époque assez limitée (par désintérêt, acceptation d’une politique qui devait détourner le trafic des centres urbains et croyance dans les promesses-mensonges qui assuraient du travail pour les résidents), et surtout menée par une minorité de militants écolo-gauchistes, qui ont néanmoins su construire un ensemble de pratiques et de savoirs qui se sont révélés utiles par la suite pour le mouvement No Tav.
Pour en venir à la composition du mouvement, on peut dire qu'elle reflète la transversalité des classes d'un territoire qui est à mi-chemin entre la banlieue de Turin et les villages de montagnes proprement dits. Il s'agit d'un monde où s’entrecroisent la ville et la haute montagne. Le mouvement a été plus fort dans le milieu de la Vallée, là où cette rencontre est plus évidente, où on trouve un large pourcentage de travailleurs qui vont travailler à la ville le matin et reviennent chez eux le soir. De Avigliana à Susa (où est concentré 80% de la population, dans la basse et moyenne Vallée) se trouve un territoire profondément industrialisé, qui a donc été le champ de bataille des luttes de classe, à la fois en termes de politique et de modes de vie, qui ont agité le Nord de l'Italie au cours de son processus de modernisation (fin XIXème : industrie du coton et relatives luttes syndicales ; IIème Guerre Mondiale : Résistance anti-nazie ; années '60-'70 : luttes de travailleurs-étudiants, féministes, bases catholiques, proto-écologistes). Toutes ces expériences du passé ont contribué à la formation de l'identité politique du mouvement, qui prend aussi racine dans la vie de tous les jours.
Comme je le disais avant, les participants au mouvement sont un peu issus de toutes les classes sociales, avec une forte prédominance des classes moyennes (enseignants, petits commerçants, artisans, employés dans le tertiaire) et ouvrières. Une composante fondamentale de cette lutte s'est révélée être celle des personnes âgées, retraitées. Pour une remarquable majorité de ces gens-là, la lutte a représenté une deuxième jeunesse. Ces hommes et ces femmes ont retrouvé une forme de participation à la communauté qu’ils ne connaissaient plus, qui a proprement été un produit de la lutte (ce qui d'ailleurs est vrai pour tous ceux qui se sont engagés en profondeur dans le mouvement, surtout s'il s'agit de personnes sans aucune expérience politique antérieure).
À la rencontre intergénérationnelle et interclassiste fait écho une hétérogénéité des identités politiques, culturelles et sociales : dans le mouvement se sont côtoyés catholiques, militants communistes et anarchistes, activistes environnementaux, jeunes des centres sociaux, activistes bénévoles et simples habitants de la Vallée qui ne voulait pas d'un projet qui se fait au-dessus d’eux et contre eux.
- Comment a-t-il été possible de tenir ensemble de façon productive cette pluralité ?
Je dirais que quelques unes des qualités que cette lutte a su déployer dans son devenir sont la prudence et la capacité d'écouter et d'englober l'autre. Bien sûr, la dimension villageoise a compté chez des gens qui se connaissaient avant et dont le lien s'est renforcé dans la lutte. Mais il faut aussi reconnaitre que – non sans difficultés et obstacles qui ont été franchis petit à petit – la plupart des gens de la Vallée ont su développer une attitude franche d’ouverture aux personnes éloignées de leur vie quotidienne (les militants de la ville, dans toute leur variété).
La donnée la plus importante reste néanmoins le changement qui s'est produit dans la lutte même. Des gens qui étaient jusque là respectueux des lois et de l'ordre établi ont découvert que c'est ce même ordre qui se fout de leur gueule et leur passe dessus, en obéissant publiquement à des intérêts ennemis. Ce « retour à la réalité » a déclenché chez beaucoup une radicalisation profonde, existentielle plus encore que politique.
- Il est donc question d’un mouvement qui a su se structurer d’une façon autonome, par-delà les formes classiques de la gauche partidaire et syndicale... Comment l’articulation entre spontanéité et organisation s’opère-t-elle au sein du mouvement ?
C'est une articulation qui s'est construite dans le temps. Aux regroupements préexistants, tissés par des liens amicaux ou politiques, et capables de représenter des points de repères, se sont aussitôt ajoutées de nouvelles figures qui ont émergé au cours de la lutte. Il s'agit surtout d'hommes et de femmes qui habitaient le territoire et qui sont vite devenus des figures auxquelles font référence la plupart des participants au mouvement : on peut les définir comme des avant-gardes issues de la lutte, qui donnent force et assurance à la majorité qui n’était pas accoutumée à la protestation.
Quand le mouvement a atteint sa phase de maturité, avec la massification qui s’est produite entre 2003 et 2005, les « assemblées de vallée » sont devenues le lieu de son articulation. Après les premiers moments de confrontation directe avec les forces de l'ordre et la radicalisation qui s’est ensuivie, les assemblées sont devenues le lieu et le moment où l’on prenait la température politique du mouvement, dans la mesure où elles étaient considérées comme légitimes par l’ensemble des différentes composantes.
Le mouvement No Tav se distingue par sa qualité de phénomène très peu formel, très peu institutionnalisé : les moments dans lesquels les décisions ont été prises par des procédures formelles, comme le vote à main levée, ont été assez rares et généralement mal vécus ; la plupart des décisions sont proposées dans les assemblées et dans la plupart des cas, peut-être après des discussions fatigantes, elles sont prises à l'unanimité.
Un autre aspect qu'il me semble important de rappeler ici est la composition politique générale de ce mouvement : bien que fortement territorialiste et identitaire, le mouvement a vu naître une identité nouvelle construite sur la base de son hétérogénéité. En ce sens il présente beaucoup de traits communs avec les « mouvements d'occupation des places » qui se sont développés dans la première moitié des années 2010 : allergie aux idéologies, besoin de reconstituer des liens sociaux, lecture du conflit en termes de fracture haut/bas. On pourrait dire qu'il s'agit d'un mouvement post-XXème siècle, qui renverse les points de repères tout en restant très politisé et ancré à gauche (mais une gauche post-partis, issue de la crise du mouvement ouvrier traditionnel). Ce n'est pas par hasard, je crois, que la montée du mouvement No Tav s'est produite en parallèle de l'émergence d'une « crise de la représentation politique » et de la pleine défaite de la gauche traditionnelle.
- A ce propos, quel est le rôle des militants, et quelle relation entretiennent-ils avec l’activisme diffus dans la Vallée ?
Je ne peux répondre qu'en donnant une réponse très partielle, celle d'un militant autonome du centre social Askatasuna de Turin, dont la présence active dans le mouvement a débuté en 1999/2000. Notre intervention dans le mouvement est partie de la perception qu'il y avait un sentiment diffus d'opposition au projet Tav, et de liens avec des camarades déjà présents sur le terrain. Nous avons donc essayé dès le début de contribuer de deux façons : 1) tenir ensemble les différentes formes de participation, en cherchant à privilégier celles qui exprimaient un « non » clair et sans ambiguïté au projet (tant au niveau de la base qu'au niveau institutionnel : maires locaux, techniciens, administrations…) ; 2) favoriser l'émergence de pratiques capables d'aller au-delà du toléré, franchissant la limite du légal. Il s'agit pas tant d'un positionnement idéologique, plutôt d'une question d'efficacité. Puisque c'était clair pour nous que, tôt ou tard, à un moment donné les pétitions et les prises de position verbales devraient se confronter à la force physique (politique) de l'État en tant que tel. Et il faut dire que là le mouvement a vraiment surpris tout le monde, faisant preuve d’une maturité politique collective très enviable : quand, après le 3 juillet 2011 (la plus dure manifestation du mouvement, un vrai siège du chantier Tav), les porte-paroles du mouvement ont dit dans une conférence de presse « il n'y a pas les bons et les méchants aujourd'hui : on est tous des black-blocs ! » Ce qui a été remarquable dans le mouvement No Tav c’est cette capacité à recomposer les différentes pratiques dans un parcours commun : manifestations pacifiques, actions directes, élections, sabotages, recours juridiques, occupations de lieux publiques… au-delà du clivage légal/illégal.
- Pourrais-tu revenir sur les différentes formes d’intervention pratiquées sur le territoire ? En particulier l’enquête politique et la pratique de la co-recherche ?
La première forme d'intervention a été la constitution de comités villageois No Tav. Le tout premier fut constitué dans les années '90, il s'appelait « Habitat » : sa fonction était surtout de diffuser l’information sur les enjeux (techniques, économiques, environnementaux) du « grand projet inutile ». Ces activistes ont produit un premier savoir situé sur le Tav, partial mais scientifiquement fondé, et patrimoine collectif du mouvement à venir, qui est en effet devenu un fin connaisseur de tout ce qui concerne l'hydrogéologie, la pollution de l'air, le trafic ferroviaire, la pollution sonore, les types de nuisances présentes dans la zone où le projet doit se développer (amiante, uranium).
C'est seulement dés 1999/2000 que commencent à surgir des comités dans chaque village, dont le premier fut le Comité de Lutte Populaire de Bussoleno. Entre 2003 et 2005 chaque ville et village de la Vallée fonde son comité de pays (dans certain cas il y eut deux comités par pays). Les comités assumeront à cette époque une vraie fonction politico-organisationnelle, de diffusion des initiatives du mouvement et de reception des feedbacks quant à ce qu’il se passait.
Par rapport aux pratiques d'enquête voire de co-recherche, nous avons essayé d’en proposer au moyen de notre livre [2], mais on ne peut pas dire que cette proposition – qui demandait beaucoup en termes de temps, d’énergie et de suivi – ait eu un grand succès (même si le livre a connu une très grande diffusion, dans la Vallée et dans les milieux militants italiens). Mais la pratique d'enquête et d’auto-enquête a connu d'autres tentatives. Le problème, pour moi, c’est de déterminer si ces publications constituent une confrontation réelle du mouvement avec ses limites ou s'il s'agit de littérature sociologico-académique. De ce point de vue, je conseille le travail très intéressant mené par le collectif Mauvaise Troupe [3], avec leur œuvre de recherche et de comparaison entre le mouvement No Tav et la Zad de Notre-Dame-des-Landes.
- Pourquoi tant d’acharnement de la part de la capitale et de l’Etat dans la poursuite de ce « grand projet inutile » ?
Il y a au moins deux types de raisons qui expliquent l'acharnement de l'État italien dans la réalisation de ce grande chantier inutile et elles se situent à différents niveaux. Il y a bien sûr, avant tout, une raison d'ordre économique : la ligne Tav Turin-Lyon fait partie du couloir 5 censé lier Lisbonne à Kiev, une des trajectoires majeures du réseau de transports TEN-T [4], projet stratégique de restructuration du transport ferroviaire européen. Il s'agit d'un projet qui prévoit de gros financements européens mais surtout un très grand prélèvement dans les caisses de l'État italien (fiscalité générale) à fonds perdu. C'est le dispositif classique de socialisation des pertes et de privatisation des profits qui permet aux intermédiaires politico-institutionnels (le système des partis) de jouer un rôle néfaste et pernicieux, en décidant à qui vont les travaux, quelles sont les entreprises qui prendront les adjudications : ce qui permet d’instaurer d'une spirale d'alliances entre entreprises et partis politiques impossible à contrôler.
Mais il y a aussi, selon moi, une raison plus profonde, d'ordre politique : il y a une question de principe pour l'État italien qui est de vaincre ce mouvement pour éviter qu'il soit un exemple pour d'autres expériences similaires. A la veille de l'un des moments les plus intenses et beaux de cette lutte, lorsque le mouvement occupa la zone qui deviendra l'actuel chantier de travail – occupation qui dura un mois, pendant lequel fut mis en place un système d'autogestion de la vie quotidienne – la présidente de Confindustria de l'époque proclamait aux journaux qu’« il n'est pas acceptable qu'il y ait dans notre pays un terrain qui échappe au contrôle de l'État italien ».
- A quel stade en est la lutte aujourd’hui ? Quelles sont les perspectives actuelles du mouvement ?
L’objectif du mouvement No Tav reste toujours le même: vaincre, contraindre l’Etat italien à l’abandon du projet, en resistant, comme dit un slogan, « une minute de plus qu’eux ». D’ailleurs, il faut dire que dans la phase actuelle – une phase désormais longue de trois ou quatre ans – le mouvement se trouve dans une sorte d’impasse puisque depuis 2011 la seule nouveauté a été l’avancement des travaux sur un chantier entouré par des kilomètres de fil barbelé. Contre ce monstre de beton le mouvement a manifesté des centaines de fois, pacifiquement, mais a aussi élaboré de vraies actions, des attaques et des tentatives d’intrusion, de sabotage et de destruction. Dans l’année 2013, sept camarades ont été arrêtés et accusés de « terrorisme » après avoir détruit par le feu une soufflante, un acte qu’ils ont revendiqué à leur procès. Un vaste mouvement de solidarité s’est déclenché dans toute la vallée mais aussi au sein d’une partie considérable de l’opinion publique italienne.
Les dernieres années la pression sur les chantiers a été constante, avec beaucoup de manifestations nocturnes qui cherchaient à franchir le périmètre, mais ce fut surtout l’affaire de la minorité la plus militante. Pour le reste, les gens maintiennent clairement leur opposition au projet : il y a au moins une grande manifestation pacifique par an dans les villages centraux de la Vallée pour réaffirmer le « non » à n’importe quelle offre d’indemnisation monétaire.
Cet automne la Vallée a été touchée par dix jours consécutifs d’incendies qui ont brûlé des centaines d’hectares de forêt. Là aussi on a pu assister à une mobilisation massive, rapide et efficace de dizaines de militants No Tav aux côtés des groupes officiellement préposés à la prévention des incendies (qui pour la plupart sont eux-mêmes des No Tav). Dans le moment le plus violent le ministre de l’Intérieur a declaré à la presse que les indemnisations pourraient être versées suite à la calamité en cours. L’« offre » a été publiquement refusée par un communiqué très dur redigé par les maires de la vallée.
Au sein du mouvement, on discute maintenant d’une grande manifestation pour les premiers mois de l’année, contre le modèle dominant de developpement, tandis qu’un nouveau front de lutte pourrait s’ouvrir très tôt contre un nouveau chantier qui vient de débuter un peu plus au nord de la Vallée, destiné à accueillir les déchets des travaux d’excavation. Comme le dit le plus crié des slogans No Tav : « A sarà düra… ma per loro ! » [« Ça va être dur, mais pour eux ! »].
[1] Il est intéressant de remarquer que la societé Artesia, franco-italienne, issue d’une collaboration SNCF/Trenitalia, a été dissoute en 2011 sur la base de désaccords entre les deux entreprises et une baisse de la demande côté voyageurs. Le service est maintenant assuré par la seule SNCF.
[2] Centro sociale Askatasuna, A sarà düra. Storie di vita e militanza no tav, DeriveApprodi, Roma, 2013. Toutes les interviews présentes dans le livre, et même quelques-unes de plus, sont consultables en ligne – en italien.
[3] Collectif Mauvaise Troupe, Contrées. Histoires croisées de la Zad de Notre-Dame-des-Landes et de la lutte No Tav dans le Val Susa, Editions de l'éclat, 2016. Le livre est consultable en ligne dans sa totalité.
[4] Trans-European Transport Network.
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