Force jaune / vert / rouge

26 Décembre 2018, 10:28Par F. A. P. de la Pateforme d'Enquêtes Militantes0 commentaire

Les cinq semaines qui nous séparent maintenant du début du mouvement des gilets jaunes nous offrent le recul nécessaire à la formulation de quelques hypothèses sur le rapport qu’il a et, espérons-le, pourra continuer d’entretenir avec l’écologie politique. Ce sont en fait trois hypothèses très générales que nous voudrions à cet égard avancer : la première est que quel que soit l’avenir de ce mouvement, il a d’ores et déjà contribué à politiser de manière décisive la question écologique. La seconde est qu’il répond lui-même à des causes écologiques, ce qui ne prédétermine cependant en rien son devenir émancipateur. La troisième est qu’en conséquence, l’écologie politique se présente plus que jamais comme un kampfplatz au sein duquel s’affrontent différentes tendances entre lesquels il faudra bien trancher.

 

 

Un se divise en deux

 

Les raisons d’avancer l’hypothèse selon laquelle les gilets jaunes ont fait passer les préoccupations écologistes d’un stade moral à un stade politique ne manquent pas [1]. Commençons par le plus évident : le mouvement s’est constitué en réaction à l’annonce d’une « taxe carbone » censée « libérer les ménages de leur dépendance au pétrole » et favoriser ainsi la « transition écologique » annoncée par Macron depuis sa campagne présidentielle. Très vite, il a cependant fait éclater au grand jour la dimension purement idéologique de cette transition, au double sens que peut recevoir le concept d’idéologie : un discours faux, ou illusoire, dont la fonction principale est de légitimer une politique de classe.

 

Que la « transition écologique » annoncée par Macron soit illusoire, c’est ce que suffirait à démontrer la disparition du terme même « d’écologie » de l’allocution présidentielle du 11 décembre dernier. Mais c’est également ce qu’ont souligné différents observateurs, en rappelant que la taxation des ménages est écologiquement inutile tant qu’on laisse libre cours au capital des grandes entreprises dont l’accumulation repose sur la consommation exponentielle d’énergies fossiles [2]. Quant au fait que la « transition écologique » invoquée par Macron n’ait guère d’autres fonctions que de justifier une politique de classe, c’est ce qui transparaît du discours même des gilets jaunes, qui ont immédiatement affirmé leur refus de faire payer au travail le coût de la destruction environnementale causée par le capital fossile. C’est ainsi que la mobilisation des gilets jaunes a polarisé le camp écologiste lui-même en une tendance mainstream, pour ne pas dire bourgeoise, et une tendance plus radicale et militante. Un se divise en deux.

 

Certes, l’hégémonie qu’exerce le gouvernement sur les préoccupations environnementales avait déjà été affaiblie par la démission de Nicolas Hulot, qui n’a pu que reconnaître qu’ « on s'évertue à entretenir et réanimer un modèle économique marchand qui est la cause de tous ces désordres [3] ». On sait cependant que pour transformer une affaire gouvernementale en crise de gouvernementalité, il faut bien plus qu’un changement de personnel politique. Il faut une intervention populaire de masse, possédant une force qui soit à la fois suffisante pour imposer ses revendications au pouvoir et pour marginaliser en son propre sein les relais de ce dernier. Que cette force soit en train de se construire, c’est peut-être ce dont témoignent certains évènements qui ont « perturbé » l’habituellement très inoffensive « marche pour le climat » du 8 décembre dernier : WWF n’y a pas participé, à Nancy, on en a interpellé les co-organisteurs et elle a convergé avec les gilets Jaunes à Montpellier comme à Paris, où un cortège de tête notamment animé par les militant.e.s d’Ende Gelände en a disputé la direction aux « colibris » libéraux sous les mots d’ordre : « qui sème le capitalisme, récolte le cataclysme » et « tout brûle déjà » [4].

 

Au-delà de ces conflits internes à la marche pour le climat, c’est l’intelligence tactique déployée par les gilets jaunes qui annonce un tournant antagoniste de l’écologie politique. Toutes les tendances de la radicalité contemporaine s’accordent à le souligner, de deux manières au moins. Ou bien on soutient à la suite de Joshua Clover et de Lundi Matin que les pratiques des gilets jaunes (incendie de voitures, pillage des magasins, blocage de la circulation) sont intrinsèquement porteuses d’une signification écologique parce qu’elles s’attaquent directement aux conditions matérielles de la destruction de la nature [5]. Ou bien on considère avec Andreas Malm, que ces pratiques définissent un répertoire d’action dans lequel devront puiser à l’avenir les militant.e.s écologistes [6]. Dans les deux cas, on voit se profiler la possibilité de convergences pratiques autour de quelques cibles – entreprises polluantes, GAFA et entrepôts de la logistiques – symbolisant aussi bien l’injustice fiscale que l’injustice sociale et écologique.

 

Pourtant, on ne saurait s’en tenir à ce relevé des affinités tactique entre gilets jaunes et écologie politique. Il ne suffit en effet ni à rendre compte des motifs écologiques de la révolte, ni à lui ouvrir un horizon stratégique émancipateur.

 

 

« On est chez nous »

 

Que le mouvement des gilets jaunes n’ait pas seulement produit des effets politiques sur l’écologie, mais qu’il réponde lui-même en partie à des causes écologiques, c’est ce dont témoigne éloquemment son ancrage territorial. Car occuper les ronds-points, ce n’est pas seulement bloquer la circulation des personnes et des choses, c’est aussi tenter de se réapproprier les espaces les plus typiques du capitalisme tardif, ceux qu’on croyait définitivement perdus pour la lutte parce que leur fonction est précisément de segmenter les foyers de luttes en « centres » urbains et « en périphérie » péri-urbaines et rurales, avant de les relier par des infrastructures routières sur lesquelles circulent des automobilistes atomisés. Si l’on ajoute que la réappropriation de ces espaces a été l’occasion d’une recomposition, sur un mode contestataire, de formes de sociabilités locales dont la cartographie ne recoupe pas celle des espaces du capital [7] – les sociabilités du quartier, du café ou du club de sport – on en conclura qu’avec le mouvement des gilets jaunes, c’est tout un mode de vie, qui commence à entrer en crise [8].

 

Au risque d’être schématique, on peut dire que cette crise répond à des facteurs indissociablement matériels, politiques et symboliques. D’un point de vue matériel, elle s’explique tout d’abord par l’épuisement des ressources énergétiques nécessaires pour faire tourner les usines et chauffer les foyers, alimenter les automobiles ou éclairer en permanence les grandes surfaces, bref pour assurer le cycle production – reproduction – circulation –  consommation. D’un point de vue politique, elle répond à l’effondrement du compromis keyneso-fordiste et à la perte de légitimité d’un État dorénavant incapable de neutraliser par les salaires et les services publics les effets explosifs des inégalités socio-spatiales. D’un point de vue symbolique, enfin, elle se traduit par l’effritement des représentations du « social » comme d’un ensemble de relations interhumaines se déployant sur le fond neutre d’une « nature » exploitable à merci. Or, c’est précisément l’agonie de ce mode de vie hérité d’une phase dépassée du capitalisme qu’exprime dans toute son ambiguïté l’un des slogans les plus repris par les gilets jaunes : « on est chez nous ! ».

 

D’un côté, et en se plaçant à un haut niveau de généralité, on peut interpréter ce slogan comme l’expression d’un refus de l’aliénation, puisqu’être aliéné, c’est précisément éprouver le sentiment de ne pas être chez soi dans ce monde que le capital a peuplé d’autoroutes et de centres commerciaux, de banlieues pavillonnaires et d’entrepôts. Dans cette première perspective, le slogan « on est chez nous » exprime donc la revendication d’un pouvoir : celui de décider collectivement des modalités d’organisation et de configuration des territoires qu’on habite, que ce soit à travers des expériences d’auto-organisation radicales, comme sur les ZAD, ou en réclamant des services publics de proximité, voire en invoquant un « Référendum d’initiative citoyenne » qui risque fort de transformer l’énergie politique libérée par les gilets jaunes en simple instance de validation des décisions gouvernementales [9]. Nous y reviendrons.

 

D’un autre côté, il est difficile de ne pas entendre dans ce slogan l’expression des tendances nationalistes du mouvement, dont témoigne par ailleurs la présence massive de drapeaux bleu-blanc-rouge lors des manifestations des gilets jaunes. Macron ne s’y est d’ailleurs pas trompé, lui qui n’a pas hésité à ressortir la tarte à la crème raciste du « débat sur l’identité nationale » lors de son allocution télévisée [10]. Dans cette seconde perspective, le « on » qui affirme être « chez soi », n’est pas la singularité quelconque dont rêvent aussi bien les populistes que les apôtres de la destitution [11] : c’est le Blanc prolétaire ou en voie de prolétarisation, revendiquant son enracinement dans un territoire national qu’il entend protéger des assauts des « migrants » ou purger de la présence d’une population non-blanche entraînant derrière elle son cortège d’ « assistés ». L’horizon politique de ce slogan n’est alors ni la démocratie locale, ni l’autogestion territoriale, mais un autoritarisme vert se saisissant de l’urgence climatique pour relancer l’accumulation du capital à grand renfort de géo-ingénierie et intensifier la guerre aux pauvres et aux migrants via la militarisation des frontières et la répression policière de toute forme d’opposition.

 

Ce scénario n’est certes pas le seul possible, mais c’est peut-être le plus probable, tant le Rassemblement National, d’une part, et l’écologie réactionnaire, de l’autre, s’accordent aujourd’hui à associer la défense du Sol à celle de la Famille sous les auspices de la Tradition [12].  Or, on sait depuis Ernst Bloch le prix qu’a historiquement payé le mouvement ouvrier pour avoir abandonné la question du rapport à la terre aux fascismes : le prix de sa propre destruction et, avec elle, de l’extermination des populations jugées « étrangères » au corps sain des nations européennes. Nous n’en sommes sans doute pas là, mais les raisons restent fortes d’intervenir au sein des luttes de tendance qui animent l’écologie politique.

 

 

Le kampfplatz écologiste

 

La question qu’il faut à présent poser est donc la suivante : quelles forces, parmi celles qui se disputent aujourd’hui la formulation d’une écologie progressiste, sont-elles susceptibles de donner corps aux aspirations à une autre manière d’habiter le territoire qu’ont exprimé les gilets jaunes ? Prenant là encore le risque du schématisme, on peut distinguer trois tendances, qui tendent parfois à se recouper.

 

La première tendance se caractérise par des modalités d’action « citoyennes » : elle place tous ses espoirs dans la formation d’un corps de citoyens éclairés, organisé en associations soutenues par des ONG dont l’objectif est de peser, par la voie de pétitions, du lobbying ou d’actions en justice sur les décisions des gouvernements. À cet égard, il est tout à fait significatif que « l’Affaire du siècle [13] », ce projet lancé par des ONG qui entendent attaquer l’État en justice pour non-respect de ses obligations climatiques, intervienne au moment même où le mouvement des Gilets Jaunes revendique la mise en place d’un « Référendum d’Initiative Populaire ». Certes, là où la campagne « l’Affaire du siècle », dont la pétition a à ce jour récolté plus de 800 000 signatures, vise à faire jouer les tribunaux administratifs pour rendre la politique gouvernementale conforme à son programme et au droit international, le « RIC » vise quant à lui à peser directement sur le gouvernement, en le contraignant à mener une politique décidée par « le peuple ». Mais dans les deux cas, l’État apparaît à la fois comme la cause des obstacles à la justice sociale et environnementale et comme la solution toute trouvée à la résolution de la crise. À cette première contradiction s’en ajoute une seconde : le Référendum comme la Pétition tendent à saper la légitimité de la représentation parlementaire tout en s’adressant au gouvernement dans l’espoir qu’il assure un élargissement des pouvoirs démocratiques. Or, cette nouvelle alliance entre écologie citoyenne et référendum populaire ne risque pas seulement d’étouffer l’inventivité pratique qui s’est déployée dans la rue et sur les ronds-points. Elle est également vouée à l’échec. Car d’un côté, le Référendum vise à produire des lois sans avoir les moyens de les discuter ou de les appliquer. De l’autre, la Pétition vise à contraindre l’État à appliquer la loi sans avoir les moyens de la produire. Une même question se trouve ainsi contradictoirement posée et neutralisée : la question du pouvoir.

 

C’est précisément cette question qu’affronte directement la seconde tendance, qui cherche à réinventer dans un monde qui se réchauffe la stratégie classique du mouvement ouvrier : celle de la prise du pouvoir d’État dans le but d’assurer la transition écologique et énergétique grâce à une planification de l’économie [14]. Cet objectif stratégique est susceptible de différentes variations tactiques, de la « révolution citoyenne » appelée de ses vœux par la France Insoumise à l’appel à « assiéger et prendre d’assaut les palais » pour lutter contre le « réchauffement climatique global [15] » lancé par Andreas Malm. L’argument selon lequel seul l’État concentre un degré de force suffisant pour exproprier les grands pollueurs ne manque assurément pas de poids, de sorte que cette seconde position apparaît plus adaptée à l’urgence climatique et à l’ampleur des changements économiques et sociaux qu’elle impose. Mais il n’est pas sûr qu’elle soit plus réaliste, et ce pour des raisons aussi bien structurelles que conjoncturelles. D’un point de vue structurel, l’État néolibéral qu’incarne aujourd’hui le gouvernement Macron n’est plus l’État national-social que les institutions du mouvement ouvrier pouvaient investir, et dont on voudrait aujourd’hui s’emparer pour forcer des mesures de justice sociale et climatique. C’est l’État-entreprise ou managérial, simple relais du « capitaliste collectif » dont parlait Engels et qui agit dorénavant à l’échelle de l’Union Européenne. Il n’est donc plus un moment, ou un espace, de la lutte des classes, mais son principal acteur. Or, d’un point de vue conjoncturel, c’est la conscience de ces transformations de la forme-État qu’ont exprimé en pratique les gilets jaunes par leur refus de la représentation et de la négociation. Ignorer ce refus, c’est ouvrir un boulevard aux tendances les plus nationalistes du mouvement, dont on a déjà souligné qu’elles pouvaient aisément déboucher sur un autoritarisme vert face auquel le souverainisme social repeint aux couleurs bleu-blanc-rouge de la FI ferait pâle figure.

 

Reste donc une troisième tendance, qu’on peut qualifier de « communaliste » : sa tactique, c’est la réappropriation des territoires, l’ouverture d’espaces sur lesquels peuvent s’expérimenter d’autres modes de vie et d’autres rapports à la terre. Le cycle d’occupation des places ou les ZAD en sont des exemples dorénavant classiques, avec lesquels la construction de cabanes sur les ronds-points ou l’occupation d’une ancienne sous-préfecture à Saint-Nazaire entrent aujourd’hui en résonnance [16]. On a ici affaire à des modalités d’action par lesquelles la lutte se construit contre l’État, ne serait-ce que parce qu’elle déborde les formes qu’il impose habituellement aux mobilisations. Mais l’horizon stratégique de ces luttes est quant à lui plus flou : s’agit-il d’amorcer un processus d’expansion des communes, voire de l’instituer sous la forme d’un néo-fédéralisme qui se substituerait progressivement au maillage économique du Capital et au zonage administratif de l’État ? Ou s’agit-il plutôt de jouer le second de ces espaces contre le premier, d’investir par exemple les mairies pour les transformer en relais des revendications émises par les gilets jaunes dans l’espoir de briser de l’intérieur l’unité des appareils d’État plutôt que de s’en emparer [17] ? En d’autres termes : faut-il se situer hors et contre l’État, ou dans et contre lui ? La question est ouverte, mais ce qui est sûr, c’est que la stratégie d’occupation communaliste des territoires rencontrera fatalement, lorsqu’elle ne l’a pas déjà rencontré comme à Notre-Dame-Des-Landes, la question communiste de la propriété privée. Car aujourd’hui comme hier, c’est autour de cette question que s’articulent la domination politique et l’exploitation économique. Et aujourd’hui plus qu’hier, seule la résolution de cette question, sous des modalités à réinventer, laisserait espérer une véritable abolition du capitalisme fossile. Soulever la question de la propriété privée du sol et des moyens de production au sein des gilets jaunes ou de ce qu’ils deviendront, faire en sorte que le jaune et le vert tirent vers le rouge, voilà en tout cas la forme que pourrait prendre notre intervention.

 

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[1] Nous avons déjà souligné ce point dans notre éditorial.

[2] Cf. l'article de Maxime Combes.

[3] Pour l'explication des raisons de son démission, voir ici.

[4] Cf. l'article paru sur lundi.matin.

[5] Joshua Clover a souligné ce point sur AgitationAutonome.

[6] Cf. Andreas Malm sur Contretemps.

[7] Voir ici.

[8] Cf. l'article de Pierre Charobonnier sur Mediapart. Pour l’élaboration du concept de « mode de vie », entre marxisme et écologie politique, voir l'entretien avec Ulrich Brand paru sur la revue Période.

[9] Cf. ici et ici.

[10] Cf. notre article.

[11] Cf. les notes de Félix Boggio Éwanjé-Épée sur Contretemps.

[12] Nous renvoyons à l'article de Zoé Carle paru sur Mediapart.

[13] Cf. ici.

[14] Cf. l'article de Cédric Durand et Razmig Keucheyan sur Libération.

[15] Nous renvoyons encore à Andreas Malm.

[16] Cf. ici.

[17] Voir l'article d'Etienne Balibar sur Mediapart.

 

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